Identités et sécularisation des musulmans et plus particulièrement des desservants du culte islamique dans les Balkans orientaux. Enquête comparative menée dans trois villes voisines - Xanthi et Komotini (Grèce), et Kardzali (Bulgarie)
L’objectif de cette recherche est de produire une comparaison sociologique qui vise à étudier la production, ainsi que les convergences et les divergences, des identités (religieuse, ethnique et sociale) des populations musulmanes (grecque et bulgare) et particulièrement chez les desservants du culte islamique dans deux villes du nord-est de la Grèce (Xanthi et Komotini) et dans une ville bulgare voisine (Kardzali). Tant la Thrace occidentale en Grèce que la Bulgarie méridionale abritent une population musulmane numériquement importante, composée des mêmes entités dans les deux côtés de la frontière : (1) population ethnique turque (2) population polaque slavophone et (3) population roma turquisée. De nombreux membres de chacune de ces trois communautés nourrissent des liens familiaux de part et d’autre des frontières bulgaro-gréco-turque. La structure ethnique et religieuse complexe des Balkans orientaux et la cohabitation multiséculaire de ses populations ont pu se reproduire depuis le début du 20e siècle, au moment du démembrement des possessions européennes de l’Empire ottoman, et ce, malgré le nombre important de remous politiques et de conflits armés et idéologiques qui ont jalonné le siècle passé dans ces confins de l’Europe entièrement intégrés à l’Union européenne à l’heure actuelle. D’une part, les Balkans orientaux peuvent être considérés comme un véritable conservatoire d’une société traditionnelle, aujourd’hui révolue presque partout ailleurs en Europe, caractérisée par la cohabitation pluriethnique et pluriconfessionnelle entre des musulmans et des chrétiens tels qu’elle a existé pendant des siècles sous la domination ottomane. D’autre part, la logique de « conservatoire » n’épuise pas du tout les caractéristiques définissant cette société. Les communautés locales des Balkans orientaux connaissent les dynamiques socio-culturelles typiques de la modernité contemporaine que l’on peut respectivement observer dans le reste des sociétés bulgare et grecque.
Cette région possède une grande qualité heuristique, entre autres :
(1) pour l’observation des dynamiques identitaires ethnonationales et religieuses ; (2) pour l’examen de la modernisation socioculturelle des modes de vie et de la sécularisation interne des expressions religieuses.
La recherche s’inspire de certaines conceptions de la sociologie compréhensive du religieux. Selon une des premières hypothèses, la religion n’est pas le but, mais le moyen de l’action politique, du discours identitaire, de l’entreprise économique et de l’action sociale. La religion offre un référent de choix, qui structure un univers de sens, modulable selon des objectifs variables et mobilisables à souhait. Le recours à l’appartenance religieuse ne témoigne pas nécessairement d’une renaissance de la foi, mais plutôt de son appropriation dans les discours publics et dans les pratiques individuelles ou collectives, notamment là où les souffrances psychiques, les difficultés sociales, des inégalités de toute sorte et le déficit du politique se font le plus sentir. La religion est mobilisée dans le déroulement de toute une série de transactions sociales et de rapports de forces, des plus anodins aux plus institués, avec des individus et des groupes membres ou non membres de ladite religion.
Les desservants du culte islamique, en tant que notables locaux et entrepreneurs moraux ou leaders d’opinion, jouent un rôle fondamental dans ces processus identitaires. Les questions de vécus, de pratiques et de perceptions islamiques, en d’autres termes la problématique de l’usage social de l’islam, seront traitées à l’aide de trois thèmes de recherches empiriques :
(1) Étude comparée de l’organisation de l’islam dans les Balkans orientaux en général à travers l’analyse de la gestion locale de la pratique du culte et de la vie religieuse au sens large dans les mosquées, les associations religieuses, les medressés, les fondations charitables et les tribunaux religieux (en Thrace occidentale) ; et à travers l’examen de la mise en place de l’enseignement de la religion, c’est-à-dire la formation du personnel religieux et celle des enseignants de religion islamique, ainsi que l’organisation et le contenu des cours de religion dans l’enseignement officiel ou non.
(2) Analyse comparée du discours islamique dans les Balkans orientaux à travers l’étude des textes à caractère religieux, de type pédagogique et de facture idéologique disponibles dans la littérature islamique locale, dans les publications régionales (périodiques, sites internet), dans les livres scolaires de l’enseignement officiel ou non, et dans les avis (fatwas) rendus par les desservants du culte.
(3) Sociologie comparée du personnel religieux à Xanthi, à Komotini et à Kardzali à travers l’étude du profil social personnel (origines sociale et ethnique, histoire familiale, trajectoire sociale, et processus de formation des imams, des enseignants de religion islamique et des muftis) et celle des sources de légitimation auxquelles ces personnes se réfèrent.